Bâtir un pont / Building a bridge
Photos prises au Caire en 1966 environ. Chaque année pour les anniversaires de leur progéniture, nos mères (j'inclue les mères de nos amies) nous costumaient de splendides vêtements représentant les cultures du monde. Souvent elles confectionnaient amoureusement elles-mêmes nos costumes. Dans la première photo à droite, je suis la petite souris qui échappe aux traditions vestimentaires. Ma sœur Marie, dans la deuxième photo, (la troisième fille vers la droite ) est vêtue d'une authentique robe de mariée bédouine de tradition juive.
Issue d'un métissage culturel (père né en France de parents russes et mère née en Saskatchewan de parents québécois) et ayant vécu et voyagé depuis ma plus tendre enfance dans plusieurs pays (trois ans en Égypte, trois ans en Iran, un an au Mexique, un an en France et deux ans en Autriche), j'ai côtoyé différentes cultures. Ainsi, mon vécu et ma double origine ont enrichi et complexifié mon identité culturelle. À mon insu et au fond de moi s'est créé un amalgame de toutes ces influences que je retrouve par un effet de miroir dans mes œuvres. J'élabore ma propre mythologie à partir de toutes ces civilisations qui m'ont traversée et que j'ai traversées. Faisant partie de mon vécu passé non intellectualisé d'enfant et d'adolescente, ces multiples impressions que je recrée encore spontanément dans mon travail ont été reçues en toute sensibilité et sensualité. Petite, je me sentais déjà étrangère et familière à plusieurs cultures. J’étais immergée et souvent déracinée dans de nouveaux espaces sociaux culturels auxquels je devais rapidement m'adapter : j'absorbais et assimilais leurs influences comme le fait, en toute innocence, un enfant impressionnable. Mes parents cherchaient à imprégner leurs quatre enfants des merveilles du monde qu’eux-mêmes découvraient. Ils nous faisaient traverser des déserts, franchir des montagnes et parcourir par tous les moyens possibles des centaines de kilomètres pour contempler les vestiges d’une humanité perdue dans les méandres de l’histoire.
La compagnie pour laquelle mon père a travaillé en tant qu’ingénieur en télécommunication l’a envoyé à travers le monde pour ses qualités de diplomate et de médiateur. Mon père avait une excellente oreille et apprenait facilement les langues. Il communiquait joyeusement en arabe avec le même respect envers le balayeur de rue, le barbier ambulant installé dès l’aube à l’entrée de notre immeuble, l’homme d’affaires, l’antiquaire érudit ou le diplomate. Au pays des pharaons, mon père s’est d’ailleurs souvent fait prendre pour un égyptien. L'esprit tellement ouvert et souple, il a passé pour un indigène dans les nombreuses autres contrées (nordiques parfois) où il a également travaillé. Mon père avait ce visage si vaste du monde : un extraordinaire pouvoir d’adaptation. Il était né à Paris dans un siècle marqué par les guerres et les bouleversements historiques. Sa situation précaire de fils d’apatrides russes blancs, exilés en France après la révolution russe, l’a obligé dès son plus jeune âge à devoir s’adapter très rapidement aux exigences de l’existence en société.
Avides de beauté et de culture, mes parents nous ont immergés sans ménagement dans la civilisation de l’Égypte antique, dans celle de l'Iran également. En Égypte, la fréquentation des pyramides, tombes, nécropoles, mastabas, temples, les nombreuses statues géantes des Dieux, colosses de Memnon, momies, sarcophages, sphinx, hiéroglyphes, obélisques ont fait partis de notre « pain quotidien. » Les histoires comme la pesée des âmes; Anubis venant chercher le mort; le cœur du mort sur le plateau gauche de la balance et le siège de l’âme placé dans un pot; la plume de justice, symbole d’innocence placée sur le plateau droit : si le cœur du défunt s’avérait plus lourd que la plume, un monstre dévorerait le cœur. Voilà ce qui résonnait dans mon cœur d’enfant. L’Égypte Pharaonique racontée dans Le Guide bleu (livre de chevet de ma mère à cette époque) qu’elle transmettait généreusement à sa progéniture, les discours interminables des guides dans les tombeaux des Rois dévoilant le mystère des fresques souterraines, tout cet univers si mystérieux s’est imprégné dans le terreau de mon enfance en couches successives dans mon inconscient. Le culte omniprésent des Dieux et des morts, la puissance vibratoire indescriptible de ses personnages-animaux divins gigantesques sculptés à même le roc, toute cette géographie sacrée gravée à même le territoire cachant une immense connaissance et sagesse universelle : tout cela m’a traversée.
J'ai donc hérité de mes parents un riche bagage culturel, la passion des voyages et une curiosité insatiable. Avec l'âge, une certaine distance face aux traditions de ces différents pays s'est naturellement créée. Mais, en même temps, demeure toujours profondément ancrée en moi l’impression que toutes ces cultures sont aussi les miennes. Cette immersion dès mon plus jeune âge dans toutes ces cultures m’amène aujourd’hui à comprendre que je contribue à la création de ce paysage humain multiple et en mouvance par mon corps, ma parole et mon esprit.
Artiste habitée, ma créativité emprunte beaucoup d'avenues. Je vois essentiellement la création comme un parcours de révélation à soi-même. Dans le domaine pictural, elle va de l'illustration à des créations beaucoup plus abstraites. Mais mes préoccupations ne sont pas essentiellement d'ordre formel. Ma créativité tend à s'exprimer au-delà de toutes catégories d'abstraction ou de figuration. À mes yeux, la qualité principale d’une œuvre est que celle-ci témoigne d’une réalité vitale au-delà de nos sens, ce que les Japonais appellent le Yūgen. C’est en cela que l’œuvre devient universelle, transcendant le temps et les modes.
- Extrait tiré du magazine littéraire Quill & Quire par Phyllis Simon
Sous-titrée "A Women's Folktale", Mala est l'histoire d'une courageuse jeune fille qui défie les obstacles et part à la recherche d'un démon responsable d'une terrible sécheresse. L'histoire est adaptée d'un film tourné en Inde, lui-même basé sur un conte traditionnel indien. Il s'agit d'une édition nord-américaine avec de magnifiques œuvres de l'artiste québécoise Annouchka Gravel Galouchko.
Le frère de Mala, Mani, est transformé en pierre lorsqu'il tente de récupérer la graine de pluie que le démon a volée. C'est maintenant l'occasion pour Mala de sauver le village et de retrouver son frère. Mais parce qu'elle est une fille, on lui refuse la possibilité de relever le défi. La solution : se transformer en son alter ego masculin. Le garçon qui en résulte, Amal, est alors équipé d'un miroir spécial, à l'intérieur duquel se cache Mala. C'est une chance pour Amal, car il ne peut répondre à aucune des trois énigmes du démon sans l’aide subtile de Mala à l'intérieur du miroir. À la fin, Mala est récompensée justement par le roi pour sa bravoure et sa sagesse - un bon modèle d’estime de soi tant pour les filles que pour les enfants du monde entier.
L'œuvre d'art est remarquable. Des couleurs riches et audacieuses sont utilisées conjointement avec des motifs et des symboles, à la fois dramatiques et humoristiques. Galouchko, qui a remporté le prix du Gouverneur général en 1995 pour son livre Shô and the Demons of the Deep, fait preuve aussi dans Mala d'une sensibilité remarquable dans ses paysages, symboles et motifs indiens.
Notre maison était peuplée d'art et d’artisanat issus de nos nombreux voyages et de ceux de mon père en Afrique, en Inde et dans les pays scandinaves. Il ne s'agissait pas de l'artisanat destiné aux touristes endormis, mais d'objets signifiants parlant de la vie psychique des peuples et de leur âme. Je me rappelle, entre autres, les poupées cousues par des enfants dans des tissus variés sentant encore le vent du désert, les épices et le cuir. Elles étaient mes compagnes de jeu.
Parfois, notre famille de quatre enfants ne pouvait accompagner mon père dans ses voyages de plusieurs mois de travail intense à l'étranger. Nous restions avec ma mère dans notre maison à Montréal, poursuivant notre routine d'écoliers. Mais nous suivions, à travers les récits de ma mère, notre père à l'esprit aventurier. Ses nombreuses pérégrinations n'étaient pas dépourvues d'épisodes parfois époustouflants et d'événements colorés. À travers ses lettres et nos nombreuses collections de timbres séchant dans toute la maison sur d'interminables rouleaux de papiers de toilette, nous suivions ses voyages.