Lettre à Marie-Claire Blais
Annouchka Gravel Galouchko, 2020
Chère Marie-Claire,
En contemplant certains de mes tableaux, tu as écrit pour la préface du recueil Envol imaginaire consacré à ma peinture : que mon empreinte charnelle faisait vibrer la toile; qu’aux frémissements de joie des corps vivants qui s'enlacent ou se quittent se mêlait une peur sourde, car mes sensuels danseurs au paradis dansent aussi sur un monde en feu. Que je recréais l'innocence d'un paradis dont je connaissais la précarité, un paradis toujours sur le point d'être perdu, anéanti par les fureurs guerrières de notre temps. Que je peignais cette chair rouge des vivants, facilement blessée; que je peignais ce paradis où s'enflamment les arbres, que leurs têtes se transformaient en brasiers tendant leurs branches fécondées; que je revêtais aussi d'or et de cet insoutenable bleu fondant vers le noir les anges ou les saints, comme d'errantes victimes cherchant leur parcours entre terre et ciel. Ou ce qui fut hier le paradis, pour elles.
Marie-Claire, ce n’est pas peu dire, le mot paradis pour décrire mes œuvres revient 5 fois dans ton texte poétique.
Ébranlée dès mon plus jeune âge par la souffrance du monde, je cherche à me réveiller du cauchemar collectif et à retrouver en moi ce fameux paradis dont nous avons tous la nostalgie. Car, au plus profond de nous-mêmes, nous y avons déjà goûté.
Petite fille, je berçais et soignais de mes tendresses enfantines un crucifix que ma famille avait rapporté de Jérusalem. En guise de prière du soir, je le bordais dans une boîte à chaussure transformée en lit douillet. Dans mon cœur d’enfant, le pauvre Christ amoché faisait tellement pitié que je me devais de le guérir et de réparer tout le mal qu’on lui avait infligé.
Jeune femme dans la vingtaine en 1986, alors que je suis intensément concentrée dans la création d’un tableau, soudainement une puissance redoutable se réveille dans mon corps. Au moment même où mon pinceau trace un grand trait rouge à la toile, une flèche de feu me traverse du coccyx à la fontanelle qui m'ébranle en un formidable vrombissement qui s’élève le long de ma colonne vertébrale. Un geyser d’énergie brûlante jaillit avec une telle force vers ma tête que j’ai la sensation que mon cerveau explose. Le feu décoché telle un flèche se dissout étincelant dans l’infini du ciel. Mon trait de feu retourne dans la blancheur de la toile immaculée. Durant ces quelques instants, je deviens l’espace clair et vide.
Ce premier éveil de la kundalini déclenché en plein acte de création est si violent que je panique. Sans expérience, je m’imagine avoir perdu mon âme. Puis mon mental s’emballe de concert avec mon cœur. Mon corps brûle et tremble de froid. Le souffle du dragon a ouvert une brèche dans les profondeurs de mon inconscient. Les guerres de l’humanité défilent dans le grand miroir de ma psyché affolée. D’intolérables scènes guerrières d’avions en flammes et de bombardement affluent dans mon esprit. Dans les pays de l’Est, je subis la crémation. En Inde, je suis l’épouse sacrifiée au bûcher. Au moyen-âge, sorcière, je deviens torche vivante. J’ai la sensation que mon corps aspire à lui toutes les misères et flammes du monde.
Dans cette nuit noire de mon âme de peintre, je projette mon trouble sur de très grandes toiles. Le mental en cavale et le corps nu, enduite de peinture, je m’imprime sur les surfaces blanches pour tenter de m’enraciner dans la matérialité. Le besoin de sentir le prix de l’effort physique m’amène à travailler sur des panneaux de bois dont je brûle des sections à la torche pour ensuite les arroser à grande eau. Le bois attendri par le feu révèle des surfaces texturées qui parlent des ravages de ma propre expérience. Un feu purificateur? Je ramasse aussi des rebuts dans les cours de récupération. Mais aussi des os que j’intègre dans mes œuvres. Mes mains sont si pleines d’énergie que je suis poussée par cette force indescriptible qui canalise mon imaginaire vers la création. J’ai l’impression de transformer les scories de l’inconscient collectif en or.
Je t'embrasse ,
Annouchka
Mercredi 4 mai 2022
Chère Marie-Claire, nos âmes se sont rencontrées. Tes mots ont sus nommer la fragilité sensible véhiculée par mon travail. Tu m’as offert ton amitié et ton soutien. Je t’en suis profondément reconnaissante. Aujourd’hui que tu nous as quittés, l’écho de ta présence résonne toujours en moi. Je sais maintenant qu’on ne peut perdre son âme et que la mort est illusoire.
Tendrement,
Annouchka
Annouchka Gravel Galouchko, 2020
Chère Marie-Claire,
En contemplant certains de mes tableaux, tu as écrit pour la préface du recueil Envol imaginaire consacré à ma peinture : que mon empreinte charnelle faisait vibrer la toile; qu’aux frémissements de joie des corps vivants qui s'enlacent ou se quittent se mêlait une peur sourde, car mes sensuels danseurs au paradis dansent aussi sur un monde en feu. Que je recréais l'innocence d'un paradis dont je connaissais la précarité, un paradis toujours sur le point d'être perdu, anéanti par les fureurs guerrières de notre temps. Que je peignais cette chair rouge des vivants, facilement blessée; que je peignais ce paradis où s'enflamment les arbres, que leurs têtes se transformaient en brasiers tendant leurs branches fécondées; que je revêtais aussi d'or et de cet insoutenable bleu fondant vers le noir les anges ou les saints, comme d'errantes victimes cherchant leur parcours entre terre et ciel. Ou ce qui fut hier le paradis, pour elles.
Marie-Claire, ce n’est pas peu dire, le mot paradis pour décrire mes œuvres revient 5 fois dans ton texte poétique.
Ébranlée dès mon plus jeune âge par la souffrance du monde, je cherche à me réveiller du cauchemar collectif et à retrouver en moi ce fameux paradis dont nous avons tous la nostalgie. Car, au plus profond de nous-mêmes, nous y avons déjà goûté.
Petite fille, je berçais et soignais de mes tendresses enfantines un crucifix que ma famille avait rapporté de Jérusalem. En guise de prière du soir, je le bordais dans une boîte à chaussure transformée en lit douillet. Dans mon cœur d’enfant, le pauvre Christ amoché faisait tellement pitié que je me devais de le guérir et de réparer tout le mal qu’on lui avait infligé.
Jeune femme dans la vingtaine en 1986, alors que je suis intensément concentrée dans la création d’un tableau, soudainement une puissance redoutable se réveille dans mon corps. Au moment même où mon pinceau trace un grand trait rouge à la toile, une flèche de feu me traverse du coccyx à la fontanelle qui m'ébranle en un formidable vrombissement qui s’élève le long de ma colonne vertébrale. Un geyser d’énergie brûlante jaillit avec une telle force vers ma tête que j’ai la sensation que mon cerveau explose. Le feu décoché telle un flèche se dissout étincelant dans l’infini du ciel. Mon trait de feu retourne dans la blancheur de la toile immaculée. Durant ces quelques instants, je deviens l’espace clair et vide.
Ce premier éveil de la kundalini déclenché en plein acte de création est si violent que je panique. Sans expérience, je m’imagine avoir perdu mon âme. Puis mon mental s’emballe de concert avec mon cœur. Mon corps brûle et tremble de froid. Le souffle du dragon a ouvert une brèche dans les profondeurs de mon inconscient. Les guerres de l’humanité défilent dans le grand miroir de ma psyché affolée. D’intolérables scènes guerrières d’avions en flammes et de bombardement affluent dans mon esprit. Dans les pays de l’Est, je subis la crémation. En Inde, je suis l’épouse sacrifiée au bûcher. Au moyen-âge, sorcière, je deviens torche vivante. J’ai la sensation que mon corps aspire à lui toutes les misères et flammes du monde.
Dans cette nuit noire de mon âme de peintre, je projette mon trouble sur de très grandes toiles. Le mental en cavale et le corps nu, enduite de peinture, je m’imprime sur les surfaces blanches pour tenter de m’enraciner dans la matérialité. Le besoin de sentir le prix de l’effort physique m’amène à travailler sur des panneaux de bois dont je brûle des sections à la torche pour ensuite les arroser à grande eau. Le bois attendri par le feu révèle des surfaces texturées qui parlent des ravages de ma propre expérience. Un feu purificateur? Je ramasse aussi des rebuts dans les cours de récupération. Mais aussi des os que j’intègre dans mes œuvres. Mes mains sont si pleines d’énergie que je suis poussée par cette force indescriptible qui canalise mon imaginaire vers la création. J’ai l’impression de transformer les scories de l’inconscient collectif en or.
Je t'embrasse ,
Annouchka
Mercredi 4 mai 2022
Chère Marie-Claire, nos âmes se sont rencontrées. Tes mots ont sus nommer la fragilité sensible véhiculée par mon travail. Tu m’as offert ton amitié et ton soutien. Je t’en suis profondément reconnaissante. Aujourd’hui que tu nous as quittés, l’écho de ta présence résonne toujours en moi. Je sais maintenant qu’on ne peut perdre son âme et que la mort est illusoire.
Tendrement,
Annouchka