LA GUERRE : DES HISTOIRES RÉPÉTITIVES
La guerre "fratricide" actuelle en Ukraine provoque en moi une incommensurable tristesse qu'il me faut surmonter au quotidien. Elle réactive aussi chez moi une certaine mémoire cellulaire imprégnée de peurs et de paranoïa transmises par mes grands-parents paternels russes. www.annouchkagravelgalouchko.com/blogue--blog/previous/2
Pour m'aider à passer à travers cette noirceur collective, consciente aussi que notre planète est souffrante, je m'arrête de temps à autres pour regarder la beauté existentielle du monde. Dans mes moments de lucidité, je reconnais que les phénomènes qui m'entourent naissent d'une présence qui réside paisiblement au fond de mon cœur. Cette beauté atemporelle, informelle et amoureuse du monde, est en permanence aux tréfonds de tous les cœurs, qu'ils soient sanguinaires ou compatissants. De pressentir cela, me sauve et me fait aussi penser à la célèbre citation tirée d'un roman de Dostoïevski : "La beauté sauvera le monde".
Je suis issue d'une mère québécoise née à Gravebourg (dont le nom de famille Gravel est associé à Gravelbourg) et d'un père français, né à Paris de parents russes, exilés en France à la fin de la révolution bolchevique et de la guerre civile en Russie. Ces derniers se sont expatriés au péril de leur vie afin d'échapper à la violence du régime dictatorial bolchevique. J'ai été approchée par le sympathique duo, Mathieu Prost (journaliste de Radio-Canada) et Isabelle Barzeele (caméraman) pour parler brièvement de mes sentiments face à l'invasion russe en Ukraine. J'ai été interviewée, parce que du côté paternel mes grands-parents étaient russes. Sans doute aussi, parce que je suis une artiste aux antennes délicates et dont la sensibilité exacerbée me permet parfois d'anticiper les choses à venir.
Dans mon travail d'artiste multidisciplinaire, à travers la gravité de certains thèmes que j'aborde comme ceux de la guerre, de l'exil ou encore, la notion d'identité, je cherche avant tout à me reconnecter à mon origine véritable : à ma vraie demeure, comme on le dit si bien dans la tradition humaniste Zen : tradition plus de deux fois millénaire et dont les bienfaits ne sont plus à démontrer.
Dans l'histoire, l'horreur des guerres se répètent sans cesse. L'humanité tourne en rond comme un un vieux vinyle abimé. Que devons nous faire pour transcender les conditionnements qui nous font souffrir et tant souffrir les autres? Une révolution intérieure? Un retournement intérieur qui tôt ou tard finira par révéler notre vraie nature paisible et aimante? Je le crois sincèrement.
J'ai projeté plus d'une fois dans mes tableaux, les vieux fantômes de mes ancêtres russes et ukrainiens (mon nom de famille, Galouchko est, paraît-il, typiquement ukrainien, mon grand-père a suivi le cours du HEC de 1917 à 1919 à Kiev) qui stagnaient dans mon corps. La plupart de ces fantômes m'ont heureusement quittée. Mais des lambeaux de souffrances issues du passé familial surgissent parfois sur ma route tel que celui- dont je vous fais le récit ici.
Mon père m’a révélé avec une émotion évidente, alors qu’il était déjà âgé, le récit du poignard de son père.
Nous sommes en 1920, en pleine guerre civile, trois ans après le renversement du gouvernement tsariste qui a régné en autocrate et despote aveugle sur son peuple affamé et illettré. La longue tradition de gouvernance tyrannique tsariste avide de conquêtes territoriales se perpétue, malgré les apparences, à travers les idéologiques bolcheviques et la propagande mensongère qui prônent la liberté, l'égalité et la fraternité. Le nouveau régime mis en place par Lénine et Trotski règne par la terreur. La Tchéka (l'ancêtre du K.G.B.), la police bolchévique instaurée en 1917, extermine arbitrairement tous ceux qui semblent ne pas adhérer sans réserve à la doctrine d'état, accusant sans preuve qui bon lui semblait.
L’Armée rouge recrute systématiquement tous les hommes valides pour en faire les nouveaux gardiens de la religion d'état qu'est alors le communisme. Grand-père, qui est dans la jeune vingtaine, est un électron libre qui se refuse au conditionnement imposé. Il se retrouve, comme bien d'autres, coincé et embarqué malgré lui dans le mouvement cauchemardesque de cette guerre fratricide. Il sait que d’un jour à l'autre, il va forcément être enrôlé par l'armée rouge : tous ceux qui refusent d’y adhérer sont exécutés. Il choisit finalement de joindre la marine contre révolutionnaire. C'est ainsi qu'il devient un officier de l'armée blanche des Volontaires. Il alors doit abandonner tout ce qu'il aime profondément : sa famille et sa bien-aimée Larissa.
Mes grands-parents se marient la veille du départ de mon grand-père pour le front. S’étreignant passionnément, ils s’échangent des médaillons avec leurs photos. Mon grand-père promet de tout faire pour survivre au fléau.
Dans cette grande pièce de théâtre cauchemardesque, mon grand-père joue le rôle du chevalier blanc résistant corps et âme au tsunami rouge. Afin d’intégrer son régiment alors en Crimée, il doit franchir à cheval l’immense et trompeuse solitude de la steppe. Plus d’une fois, il frôle la mort embusquée dans les herbes. Quand le grand train de l’armée rouge qui déchire la plaine vomit sur lui sa mitraille, blessé, il s’accroche à sa promesse. C’est durant cette pénible odyssée qu’il poignarde un soldat bolchevique qui l'a fait prisonnier et attaché sur son cheval. Le couteau hérité de son père et caché dans son pantalon lui permet d’éviter une mort cruelle. Papa m’a raconté comment l’Escadre blanche n’était qu’une poignée d’hommes pour résister à la marée bolchevique qui déferlait sur l’immense Russie. Grand-père a participé au grand exode russe à l’étranger s’élevant à plus de 150 000 exilés volontaires dont plus de la moitié étaient des civils. Les cales étaient bondées de cosaques, de militaires, de femmes, d’enfants, d’écrivains, d’artistes, de professeurs, de chercheurs, tous condamnés en Russie à la persécution, au bagne ou à la mort.
L'évacuation et l'exil se répètent aujourd'hui de façon massive en Ukraine mais aussi en Russie où les esprits libres, qui en ont les moyens, fuient leur pays. L'exil final de mon grand-père en France, puis la fuite clandestine et miraculeuse de ma grand-mère qui réussit à le rejoindre à Paris en 1922, ont permis la rencontre de mes parents en Saskatchewan au début des années 50 et ma naissance dans les années soixante à Montréal. Je suis, comme mon frère et mes soeurs, le fruit de causes et conditions parfois terribles qui rassemblées m'ont permise de voir le jour sous cette forme. Finalement, nous sommes tous insaisissables car tissés de tous événements de l'univers!
Voici donc mon poème, Soutra du Cœur de l'armée rouge dans son intégralité, dédié à mon grand-père. J'en ai lu un extrait lors du Téléjournal de Radio-Canada.
Soutra du Cœur de l'armée rouge
Paroles @Annouchka Gravel Galouchko
Tu vis soudain ton souffle à sa fin
La guerre immole, la jeunesse folle
La steppe brûlait, sa folie t'emportait
Sur le noir cheval de ton rival
Pour te clouer à l'arbre des morts
Où pleurent encore de vieux remords
Sous ta chemise de l'icône de ta mère
De ton père son couteau affolé
En plein cœur du soldat rouge
Sa plaie devint tienne, et pour guérir ta peine
Tu la couvris de terre blanche
Mais la blessure franche cherchait le jour
Le mur de fer de ta Russie
Il vous sépara, toi et tes frères
Dans notre mémoire, le secret du poignard
S'est faufilé, le sang versé
Bat dans nos veines, jamais grand-père
Voulut pour nous, le poids des chaines
Sans le savoir, je marchais
Au bord de ta plaie, mais un soir
Mes empreintes dessinèrent le délit
Mes mains de peintre sur la toile
De rouge salies, du sang de ta moelle
Celui des guerriers oubliés
D'un cri de feu, j'ai arrêté
Le couteau silencieux dans le temps
De son tranchant, la mort s'est vidée
Le cœur de l’Armée rouge, ne pleure, ne bouge
Sur ton poignard qui fit son devoir
Et notre destinée dans une autre histoire
Ô Sûtra libérateur du Cœur :
La forme est vide, le vide est forme,
Œil, oreille, nez, langue, corps, esprit, couleur, son, odeur, goût, toucher,
Il n'existe rien.
Ni poignard, ni guerre, ni mort, ni fin de la guerre et de la mort, ni souffrance,
Ni cause et fin de la souffrance, ni chemin, ni sagesse, ni profit, ni profit!
EXTRAIT DU TÉLÉOURNAL DE RADIO CANADA DU 3 MARS 2022 À 18H
Affiche de recrutement de l'Armée rouge
Affiche de recrutement de l'Armée blanche
Mes grands-parents russes exilés à Paris où mon père est né